XV
Sans nourrir d’appréhensions, le professeur Frost avait vu partir Morane et les guerriers. Ayant appris à connaître son compagnon, il le savait capable à présent de mener à bien les entreprises les plus risquées. Quant à lui, il se sentait en sécurité sur l’île. Le vieux chaman allait de mieux en mieux, et il vouait une reconnaissance quasi sans bornes aux deux étrangers qui l’avaient sauvé.
Pourtant, ce matin-là, le savant se vit obligé de déchanter. L’aube venait à peine de pointer, quand un Mongol pénétra dans la hutte, où il se trouvait étendu sur un lit de fourrures, et le secoua vigoureusement par l’épaule. Frost ouvrit les yeux et le Mongol se mit à parler très vite, en tendant le bras en direction dc la mer. Son visage montrait tous les signes d’une intense terreur. Le paléontologiste ne comprenait rien, ou presque, à ce qu’il disait mais, il supposa que quelque grave événement devait se passer du côté de la mer.
« Le Mosasaure ! pensa Frost. Il aura réussi à sortir de la lagune et attaque le village. »
À tâtons, il chercha ses lunettes et les assujettit. En toute hâte, il passa ses vêtements, prit sa carabine et son revolver et bondit au-dehors.
Quand Frost arriva au bord de l’océan, une grande animation régnait sur le rivage. Les Mongols, pour la plupart des femmes, des enfants et des vieillards, se pressaient sur la grève, parlant et gesticulant avec animation. À peu de distance du goulet, à présent barré, mettant la mer en communication avec la lagune, deux navires se trouvaient ancrés à quelques encablures l’un de l’autre. Dans ces deux navires, le professeur Frost n’eut aucun mal à reconnaître la jonque Montagne de Fortune et le Mégophias. Il se rendit alors compte qu’il s’était trompé. Ce n’était pas le Mosasaure qui attaquait le village, mais Boris Lemontov et ses pirates, ce qui ne valait guère mieux, au contraire.
« Bob et les guerriers sont partis par les récifs, pensa le savant. Les pirates, eux, sont venus par la pleine eau. Ainsi, ils n’ont pu se rencontrer. À moins…»
Déjà, le paléontologiste nourrissait de sombres pressentiments quant au destin de son ami. Pourtant, l’heure n’était guère aux pensées moroses. Lemontov et ses pirates étaient venus là, assurément dans un but hostile, et il fallait songer à la défense. Mais y aurait-il une défense possible, en l’absence des guerriers, contre des forbans prêts à tout et armés de canons, de grenades et d’armes automatiques.
Le professeur Frost s’était approché du vieux Nahm, qui avait été amené sur une civière. Le chaman leva les yeux vers lui. Dans son regard, il y avait une grande tristesse. – Ton ami et mes guerriers auront été vaincus, dit-il en pidgin, et à présent Li-Chui-Shan vient pour nous punir.
Mais Frost secoua la tête.
— Non, dit-il. Mon compagnon et tes guerriers n’ont pu parvenir au refuge des pirates avant que ceux-ci ne le quittent. En outre, la flottille a pris le chemin des récifs et les deux navires celui de la pleine mer ; tes guerriers et les pirates n’ont donc pu se rencontrer.
En lui-même, ignorant de la vérité, le savant n’était guère certain de l’exactitude de ses suppositions. Pourtant, ses paroles semblaient avoir en partie rassuré le chaman.
— Que comptes-tu faire ? interrogea-t-il.
— Nous défendre. La côte descend en pente assez raide vers la mer. Nous allons entasser de gros rochers en haut de la crête et, lorsque les pirates tenteront de mettre pied à terre, nous les ferons rouler sur eux.
Longuement, Nahm inspecta le rivage. L’endroit où ils se trouvaient était seul accessible. Partout ailleurs, les hautes falaises plongeaient à pic dans la mer.
— Tu as raison, dit le chaman. C’est là la seule façon de nous défendre. Avec les quelques guerriers dont nous disposons, nous ne pouvons espérer repousser les pirates. Leurs terribles armes auraient tôt fait de nous décimer. Comme tu le suggères, je vais ordonner de rouler des rochers au sommet de la crête.
Mais Nahm n’eut guère le loisir de donner cet ordre. À hauteur du bordage de la jonque Montagne de Fortune, des flocons de fumée blanche venaient d’apparaître, et des obus firent voler en éclats les rocs de la grève. Presque en même temps, le roulement sourd des canons retentissait. Alors, parmi la bande des Mongols, saisis soudain par une terreur superstitieuse devant ces armes pareilles au tonnerre, ce fut la panique.
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Debout sur le pont de la Montagne de Fortune, Boris Lemontov contemplait les éclatements des obus contre les rochers et la fuite désordonnée des Mongols. Sur son visage aigu, un sourire cruel se dessinait et parfois, un bref frémissement de ses épaules indiquait assez le plaisir qu’il prenait au spectacle.
« Bientôt, pensait-il, le professeur Frost et Morane seront, définitivement cette fois, en mon pouvoir, et alors je pourrai réaliser la fin de mon plan en les abandonnant, morts, dans une embarcation, au large de la côte d’Alaska. Maintenant que j’ai réglé son compte à mon vieil ami Li-Chui-Shan et que son trésor est en ma possession, plus rien ni personne ne pourra se mettre sur ma route. »
Le forban se tourna vers Sam Lester, l’ancien second du Mégophias, pour dire :
— Faites tirer quelques obus sur le village. Ainsi, lorsque nous descendrons à terre, ces mangeurs de poissons auront définitivement perdu toute envie de résister.
Quelques minutes plus tard, les projectiles éclataient parmi les huttes mongoles, jetant bas les toitures, faisant s’écrouler les murs de pierre. Le Russe eut un rire de triomphe, et il se tourna vers le Mégophias, solidement affourché sur ses ancres, à quelques centaines de mètres de là.
— Quand toute cette affaire sera terminée, murmura-t-il en frappant du talon le pont de la jonque, je coulerai cette vieille barcasse et je m’embarquerai sur le yacht, une fois celui-ci débaptisé. Avec de l’argent… et des relations, il me sera aisé de lui trouver de faux papiers. Alors, à moi la grande vie.
À ce moment, Sam Lester lui toucha l’épaule.
— Regardez là-bas, capitaine !
Boris Lemontov se tourna vers la haute mer où, déjà toutes proches, une dizaine de petites jonques venaient d’apparaître.
Pendant un moment très bref, la surprise se lut sur le visage de Lemontov, puis il se mit à rire aux éclats.
— Ah, ces chiens de mer veulent nous prendre à revers ! Je vais leur apprendre. Quelques coups de canon les auront vite dispersés. Ensuite, Lester, vous mettrez un canot à la mer et irez à terre me cueillir le professeur Frost et son maudit compagnon.